LE YANGTSÉ
Le Yangtsé, aussi connu sous le nom de “Fleuve Bleu”, est un fleuve civilisation, comme son voisin, le Fleuve Jaune : ils sont indissociables de l’Histoire et de la civilisation chinoise. Le Yangtsé est aussi remarquable. Tous les fleuves le sont, certes, mais celui-là peut être un peu plus que les autres : troisième plus grand fleuve du monde par sa longueur et son débit, il est le deuxième plus peuplé – avec 430 millions d’humains sur ses branches – et il est le plus long à couler dans un seul pays ! Son houppier s’étend sur tout le sud de la Chine en reliant le Tibet au delta des Perles et est ponctué d’impressionnants barrages comme celui des Trois Gorges, le plus puissant du monde. Mais surtout, c’est sa nature cachée qui le distingue pour moi, c’est un arbre énorme, d’un grand âge mais dont la croissance et la vie sont depuis au moins 2000 ans largement dictées par les humains qui vivent en son sein.
Le Yangtsé est un arbre sculpté par les humains, pour les humains, c’est un fleuve domestiqué. La civilisation chinoise n’est-elle pas la civilisation de l’eau ? Le système d'irrigation de Dujiangyan, créé en 256 avant J.-C. par l’État de Qin, dérive les eaux d’un des affluents du Yangtsé pour accroitre les rendements agricoles de la région. 2260 ans plus tard, ce barrage est encore en place et est considéré comme le plus ancien ouvrage hydraulique du monde. Dans la foulée, la puissante administration chinoise fit construire le premier canal à niveau de l’histoire, un ouvrage aux dimensions modestes mais qui reliait deux rivières coulant dans des directions opposées, en épousant les courbes de contours. Si vous êtes fan de science-fiction, cela représente pour l’époque un voyage intersidéral par “trou de vers” où l’on plie l’espace-temps, on “hacke” les dimensions pour voyager plus rapidement. Peut-être plus impressionnant encore, le “Grand Canal”, dont la construction a commencé par accoup au 5ᵉ siècle, est le plus long canal ancien avec pas moins de 1776 kilomètres pour relier le Yangtsé à un autre géant, le Fleuve Jaune, en passant par Pékin et bien d’autres points. Une passerelle entre les arbres.
Les différents rois et empereurs chinois ont été les premiers dans l’histoire à ériger des canaux, barrages et autres installations de grande envergure de la sorte pour maîtriser le flux vital de la rivière et canaliser ce pouvoir nourricier normalement fluctuant et inégal dans le temps. Et cet effort de marcottage, de taille, de façonnement du vivant a sans doute connu un pic à la fin du 20ᵉ siècle avec la construction du barrage des Trois-Gorges, colossal ouvrage qui a blessé l’arbre et tout ce qu’il portait : 1,3 million de personnes déplacées, des sites historiques engloutis, des terres agricoles perdues, une faune profondément perturbée… En 1931, le fleuve entra dans une crue terrible qui fit entre 145 000 et 4 000 000 morts, un des plus grands désastres naturels de l’Histoire. S’attacher à un fleuve de manière si vitale en investissant ses plaines inondables, en prenant son eau et son énergie, c’est faire un pacte avec le Diable.
Ce n’est que le chemin de fer, qui s’est développé au 20ᵉ siècle en Chine, qui a fourni une alternative viable aux voies d’eau du Yangtsé. Les routes de la pluie ont été détrônées par celles de l’acier. Les ouvrages en béton contemporains, et les technologies permettent de faire pencher ce pacte vital, mais dangereux, en notre faveur. Pour combien de temps ?
Étonnamment, même si le fleuve était largement domestiqué en plusieurs points, surtout sur sa partie est, ses plus basses branches et son tronc, jusqu’en 1957, les humains n’avaient pas fait l’affront de l’affubler d’un pont pour pouvoir le franchir ! Le fleuve a d’ailleurs joué ce rôle de barrière entre la Chine du Nord et du Sud – les fleuves ont ça de particulier qu’ils sont aussi bien des axes de transports que des murailles naturelles – et cette division s’inscrivait volontiers sur la carte politique quand les vastes empires chinois successifs s’arrêtaient sur les rives de ce fleuve ou bien y menaient des batailles pour tenter d’étendre leurs frontières par delà son cours.
Un arbre me vient en tête pour symboliser le Yangtsé : le camphrier, Cinnamomum camphora, un arbre poussant dans tout le bassin du fleuve et pouvant atteindre un âge avancé – plus de 1000 ans pour certains individus – et des dimensions importantes, majestueuses, comme le Yangtsé. Cet arbre est apprécié depuis des milliers d’années en Chine et au-delà pour ses feuilles aromatiques, son bois prisé des artisans et son huile qui détient des vertus médicinales, mais peut aussi être un poison, à l’image de la double nature du fleuve : tantôt bienfaiteur, tantôt destructeur. Cet arbre est sacré dans plusieurs régions, il apparait dans la poésie des époques Tang et Song, il est symbole de vitalité et de chance, c’est un arbre témoin, un arbre histoire.