Le Karakoram : des frontières, de la glace et des humains soumis à un avenir incertain

Le Karakoram chaîne de montagnes d’Asie du sud, territoire théâtre de tensions territoriales entre trois puissances nucléaires, est recouvert par la glace dans des proportions quasi inégalées sur Terre, glace que l’avenir pourrait transformer en catastrophe. Le territoire encore peu étudié par les scientifiques malgré son rôle crucial pour 200 millions de personnes.

 
 

Alors que sur Terre quasiment tous les glaciers reculent, ceux du Karakoram, une chaîne de montagne s’étalant sur une partie du Pakistan, de l’Inde, de la Chine et l’Afghanistan, semblent pour l’instant stables, tout ça malgré la hausse des températures que l’on observe partout sur la planète depuis des décennies.

Le Karakoram, cette région montagneuse, si montagneuse qu’elle concentre des sommets comptant parmi les plus hauts du monde, dont le célèbre K2 qui attire scientifiques et alpinistes. En effet, la chaîne de montagne a acquis le surnom « de troisième pôle » en raison de son recouvrement par la glace et la neige des glaciers, recouvrement inégalé sur Terre, hormis les pôles, bien entendu.

Sur les cinq cent kilomètres que le Karakoram couvre en longueur, on trouve notamment le glacier de Siachen et ses 76 kilomètres, celui de Biafo, 67 km –respectivement second et troisième plus longs glaciers hors des pôles-ou encore celui de Baltoro avec 63 km qui voisine le K2, second plus haut pic sur Terre.

Zone centrale du Karakoram vue depuis l’espace avec la fronière Sino-Pakistanaise ainsi que le K2 à gauche de l’image, et parmi les plus hauts pics et plus longs glaciers du monde. Crédits : NASA

Un aperçu cartographique de cette immense région :

Un si grand nombre de glaciers veut aussi dire énormément d’eau douce, et à cet égard aussi, la région du Karakoram est exceptionnelle : elle fait figure de véritable château d’eau pour l’Indus qui irrigue la grande majorité des terres agricoles du pays, permet 90% de la production textile et alimentaire nationale et surtout, compte 200 millions de personnes sur son bassin, dont la vie est dépendante, de près ou de loin, de cette eau. Cette dernière vient des nombreux glaciers et pentes enneigées d’une partie de l’Himalaya et du Karakoram, dont l’eau stockée sous forme solide fond en été, rejoint le Gilgit, la Hunza, le Shyok ou encore le Nubra. Ces rivières rejoignent à leur tour l’Indus, ce fleuve mythique qui a vu naître le long de son cours une des plus anciennes civilisations de l’humanité, qui a flori grâce à l’eau irriguant ses cultures.

Le fleuve prend sa source en Chine, coule en Inde puis longe le sud de la chaîne du Karakoram au Pakistan, pour finalement, après des centaines de kilomètres se jeter dans la mer d’Arabie. Les glaciers contribuent à un tiers ou la moitié du débit du fleuve selon les estimations et parmi le nord du bassin versant du fleuve, très montagneux, c’est le Karakoram qui contribue le plus à cet apport glaciaire, plus spécialement de la vallée de la Hunza et et celle Gilgit,  grâce à leurs glaciers d’altitude plus basses que sur le reste de la chaîne de montagne permettant une fonte plus importante.

Le barrage de Suki Kinari, en construction en août 2022 et opérationnel à l’hiver 2023

L’Indus et les autres fleuves de la région, par leurs débits et leur géographie, sont très propices à la construction de barrages hydro-électriques comme le montre le cas du barrage Suki Kinari (photo ci dessus, montrant le barrage en août qui sera mis en service à l’hiver 2023). Le barrage est construit par la Chine, en collaboration avec le Pakistan, dans le cadre du CPEC, le China Pakistan economic corridor. Le nom de ce partenariat s’illustre physiquement par le Karakoram Highway, l’autoroute qui traverse la province du Gilgit Baltistan du sud au nord jusqu’à la frontière Sino-Pakistanaise. Cette route est une artère logistique visant à déclencher un développement économique accéléré du Gilgit Baltistan, région semi autonome du Pakistan, encore très agricole, tentant de se développer économiquement et qui commence à peine à sortir de son isolement vis à vis du reste du pays pour être pleinement intégrée au reste du territoire Pakistanais, d’un point de vue économique.

L’Indus, ce fleuve transfrontalier qui prend sa source en Chine, passe en Inde puis traverse le territoire Pakistanais, illustre à merveille l’interconnexion des trois pays sur la question des ressources en eau, mais aussi par les voies terrestres que sa vallée permet de construire. Le Pakistan et la Chine cofinancent le Karakoram Highway : mais cette dernière investit aussi des sommes énormes dans la constructions de barrages et dont les propositions et les chantiers fleurissent le long de l’Indus comme le montre la carte qui suit.

Comme le montre la carte, la puissance installée actuelle du seul barrage de la région est de 17 MW (hormis celui de Tarbela, qui est hors du massif) contre 15 000 MW pour le plus gros barrage, dont la construction est planifiée. Un changement d’échelle assez spectaculaire donc. Même le barrage de Tarbela, situé sur l’Indus et dont le réservoir s'étend sur 80 kilomètres et doté d’une structure haute de 140 mètres, a une capacité électrique inférieure (7700 MW) à celles des barrages prévus dans le Karakoram.

Les barrages dont on voit les emplacements futurs sur la carte ont pour but de produire de l’électricité mais également de retenir l’eau pour faire face aux étiages saisonniers ou à l’inverse, aux inondations fluviales en contrôlant les débits. Un glacier qui fond présente plusieurs scénarios, allant d’une fonte douce et continue apportant une abondance d’eau pour les activités humaines ou à l’inverse une fonte extrême que ne peuvent juguler les barrages, sources de catastrophes humaines (inondations, glissement de terrain, rupture de lacs glaciers). Plus le glacier est volumineux, plus la réserve d’eau peut contribuer à l’agriculture longtemps en cas de fonte et perte de masse. Toutefois, peu importe le rythme de fonte, passé un seuil, la glace finit inévitablement par disparaître et avec lui son eau, ce qui entraîne d’autres effets catastrophique pour la population, cela va sans dire. En effet, l’agriculture compte pour un quart du PIB du bassin de l’Indus et emploie des millions de personnes, pour nourrir le reste du pays. Sur les 200 millions de personnes vivant dans le bassin du fleuve, 110 sont en situation d’extrême pauvreté avec un accès restreint à toute sorte d’infrastructure de base.

La géopolitique de la région, avec la localisation des glaciers de Passu et Ghulkin, qui seront évoqués plus tard dans l’article

Malgré le caractère remarquable de cette région, son importance pour le pays et pour la connaissance scientifique, c’est un des espaces les moins étudiés par les glaciologues à cause des difficultés liées à son étendue, son éloignement posant ensuite des défis logistiques et géographiques, m’explique Alexander. 

Alexander R. Groos est docteur de géographie à la Friedrich-Alexander-Universität, Erlangen-Nürenberg et c’est avec lui et Ann Christin Kogel, une étudiante en géographie, travaillant à ses côtés que nous nous embarquons pour une excursion au cœur du Karakoram. L’aventure a une –très- légère sensation de déjà vu pour moi puisque je les ai accompagnés deux mois plus tôt dans les Alpes Suisses pour mener des recherches de terrain sur un glacier, recherche que je relate dans un article. Cette fois ci, je ressens un léger changement d’échelle puisqu’un des glaciers que nous allons étudier, de taille moyenne pour la région,  est aussi long que le plus long glacier des Alpes, soit une vingtaine de kilomètres.

 

 Alexander est à son quatrième voyage dans le Karakoram, voyages indispensables pour compléter notre connaissance des glaciers via les images satellitaires et des modèles numériques.

Si ces images sont un excellent moyen d’étudier des objets aussi énormes et difficiles d’accès que les glaciers, répartis sur des centaines de kilomètres le long de chaînes de montagnes, observables tout au long de l’année en prime, ces données peinent à rendre compte de tous les phénomènes locaux très fins qui commandent le futur d’un glacier : sera-t-il stable ? Ou alors avancera-t-il, grâce à l’accumulation de glace et le ralentissement de la fonte ou bien subira-t-il un recul, du fait de la baisse de précipitations solides et de la fonte accélérée de sa glace du à de plus hautes températures ? Seule des données in-situ permettent une solide compréhension du glacier et de son avenir.

Le jour est enfin arrivé, et après un premier vol, j’atterris à Islamabad où je retrouve mes compagnons de voyage, épuisés par leur journée de transport, par ce voyage qui ne fait que commencer. Je le suis tout autant. Ce n’est que le lendemain que nous prenons un vol intérieur pour arriver directement à Gilgit, capitale de la province semi autonome du Gilgit Baltistan, où se côtoient Himalaya et Karakoram. La ville se trouve dans une large vallée où le paysage offre un contraste saisissant par rapport à Islamabad. Nous avons en effet troqué les contreforts de l’Himalaya aux collines arrondies et verdoyantes, arrosées par la mousson, contre de hauts sommets, des montagnes aux pentes arides, ocres et rugueuses, où seuls les abords des rivières permettent à la vie végétale de prospérer sous forme de peupliers, arbres fruitiers, herbe verte et buissons épineux .

Le lac Borith

 

Pour poursuivre notre itinéraire vers la glace, nous sommes conduits en voiture et en minibus pendant quatre heures de plus après le vol intérieur, le long de la fameuse Karakoram Highway, pour enfin arriver à l'hôtel, avec maintenant davantage de coéquipiers : deux jeunes hommes que nous avons rencontrés en chemin, prêts à se joindre à nous et à offrir leurs précieuses connaissances locales et une assistance bienvenue sur le glacier, car ils ont l'habitude d'escorter les voyageurs dans la région. Ils ont grandi ici et me racontent leurs nombreux voyages sur les glaciers de la région, les saisons telles qu’ils les vivent ici, la nourriture et les nombreuses coutumes de la région. Le soir venu, la conversation va de bon train entre nous. Nous rencontrons aussi parmi ces nouveaux venus un guide de la région, un monsieur très sympathique en qui je trouve non seulement quelqu'un avec qui pratiquer mon Ourdou mais aussi un homme plein d'humour.

Les premiers jours de mesures arrivent et nous avons plusieurs glaciers à aller inspecter, étudier, observer, comme le celui de Ghulkin, qui fait une douzaine de kilomètres de long, situé dans la vallée de la Hunza où nous restons plusieurs jours. C’est sur ce glacier que nous allons introduire des bâtons d’ablation (de longs repères constitués de tiges de bambous assemblées formant au total une dizaine de mètres) pour en dériver des mesures, créer des données et in fine, effectuer des analyses dont Alex a le secret.

 « la route sera facile » me promet-il lors de la première grande marche, comme pour nous rassurer devant ces paysages très impressionnants, surtout pour moi qui ai grandi loin de la montagne et dont le métier ne consiste pas à transporter régulièrement des sacs de 30 kilos, remplis de matériel, au sommet de glaciers pour y mener des études, comme c’est le cas les autres membres de l’équipe. Le chemin à pied entre l’hôtel et le glacier est relativement long selon lui, mais facile à parcourir. Très bien. Nous entreprenons alors le dernier effort, l’ultime défi, voyage dans le voyage : monter encore en altitude, pour parvenir à un de ces géants de glace, eux qui nous font venir de si loin. Nous empruntons des sentiers de rocailles, de grosses pierres,  des chemins tantôt droits et dociles, tantôt escarpés et accidentés, remplis de pierres fourbes n’attendant que de se dérober sous nos pas. Nous traversons des oasis miraculeusement luxuriantes, tapissées d’herbe fraîche, garnies d’arbres fruitiers, de genévriers, de bosquets secs en s’éloignant des rigoles, d’herbes et de fleurs dont la délicate odeur arrache de nos épaules le fardeau et la fatigue qui nous accable déjà.

 

Cette herbe fraîche et verte jure magnifiquement avec les tons et teintes minérales qui s’immiscent dans notre vision depuis notre arrivée, ces nuances brunes et arides qui ont percolé au plus profond de nos sens. Le vert intense de l’herbe dans ces étroites vallées irriguées, là où l’eau des glaciers amènent la vie, avoisinerait presque immédiatement les glaciers s’il n’y avait les moraines pour les séparer, ces murailles de pierres charriées par les glaciers sur leurs côtés. Elles constituent le dernier mur à franchir. Une fois passées, nous pouvons entamer une longue marche sur les glaciers, pour nous sentir plus petits que jamais.

Marche sur le glacier Ghulkin

 
 
 

 Une fois bel et bien arrivés sur le glacier Ghulkin, l’idée est de trouver des points particuliers à sa surface et pour chacun d’entre eux, forer un trou étroit dans la glace de la longueur du bâton d’ablation (pas plus, pas moins) pour l’y introduire. Les bâtons d’ablation, ces longs repères constitués de tiges de bambous assemblées entre elles pour former au total exactement 10 mètres, sont en effet introduits dans la glace pour revenir plus tard et voir de combien de centimètres ou mètres le glacier a fondu. En fondant, il expose le bâton d’ablation, que l’on mesure. Pour ce faire, nous avons une foreuse à vapeur dont le fonctionnement est très simple : L’eau chauffe dans une cuve métallique, elle se met à bouillir et la pression est libérée au bout d’un long tuyau (10 mètres dans notre cas) sous forme de vapeur, ce qui fait fondre la glace et permet de creuser un long trou à la verticale, d’un diamètre de 5 ou 6 centimètre. La difficulté relève plus du transport de cet encombrant attirail métallique que l’on garde légèrement rempli d’eau entre chaque forage. Une fois l’outil essayé, nous sommes prêts à partir pour nous livrer à ce curieux exercice.

 

Alexander fore le trou avec précaution

 Le Glacier Ghulkin est énorme, pour dire les choses simplement. C’est un changement d’échelle par rapport à tout ce à quoi nous sommes habitués, la largeur de son étendue d’un côté à l’autre tandis que sa longueur n’est pas même pas discernable tant elle s’étend dans la vallée : sa partie la plus haute est masquée par des nuages, eux mêmes assombris par des pics à 7000 mètres qui encadrent avec autorité le cours du glacier. Les crevasses, les talus, les canyons, les pics de glace sont des versions miniatures de leurs homologues terrestres mais des miniatures qui restent bien plus hautes que moi. Des ruisseaux et rivières qui parcourent la surface -et parfois l’intérieur- du glacier sont tout aussi extraordinaires : un vrai système hydrographique extrêmement dynamique qui a aussi son importance dans le devenir du glacier. Ce dernier apparaît d’ailleurs jonché de roches brunes, noires, grises, certaines atteignant trois ou quatre mètres de large, d’autres pas plus grosses d’un dé à coudre. Il y a une couche noire de sédiment qui recouvre une très grande partie de la glace, à tel point qu’on appelle ce type de glacier “noir”, contrairement aux “glaciers blancs” qui sont eux immaculés. 

 

La langue d’un glacier, son extrémité la plus basse, est parfois couverte de débris rocheux qui atteignent diverses épaisseurs. Ici la pellicule est trop fine pour isoler la glace des rayons du soleil et de sa chaleur. Au lieu de ça, ils accélèrent la fonte de la glace par leur couleur noire. Les petits trous à la surface de la glace sont créés par de cailloux qui concentrent la chaleur et font fondre la glace très localement.

 

Tout au long de la journée nous marchons, au fil des points où nous posons les bâtons d’ablation Nous marchons sur les roches et parfois sur la glace directement quand elle est à découvert et je découvre qu’il est en fait bien plus agréable de marcher sur la glace que sur les roches, qui sont souvent très instables et qui demandent de faire des pas très irréguliers. Je ne suis jamais loin de me fouler la cheville en me réceptionnant maladroitement mais ces roches font après tout partie du glacier, du paysage, des processus géants à l’œuvre sur le glacier qui me dépassent en échelle de temps et de distance et c’est pourquoi, rétrospectivement, j’ai décidé de faire la paix avec elles.

Alexander semble en revanche infatiguable, porté par la science et la soif de mieux comprendre les glaciers. Sa passion est contagieuse et je commence à me demander si je ne pose pas “trop de question” à leur sujet, tant est qu’il y existe une limite à la curiosité.

 

Pose d’un bâton d’ablation avec l’Ultar Sar (dans les nuages) en arrière plan et ses 7 388 mètres

La préparation des bâtons de bambou

 

Notre convoi progresse lentement et point après points, nous cherchons les bâtons introduits l’année passée, qui ont tous avancé d’environ 100 mètres depuis qu’ils ont été introduits, dû à l’avancement continu du glacier. Ces bâtons sont souvent entièrement libérés de la glace, nous privant d’une mesure précise sur la fonte locale. Une fois le bâton trouvé, il faut refaire un trou, ce qui nécessite de prendre de l’eau dans les petits torrents de surface, la faire bouillir, attendre pendant qu’un autre équipier rassemble les bâtons de bambous avec des fils de fer, les numérote et les donne au suivant pour qu’il les mette dans le trou fraîchement foré. Il est raisonnable de viser 6 forages dans la journée, avec certains demandant plus de travail que d’autres.

Un moment mémorable pour moi est lorsque nous arrivons sur le côté du glacier, là où la glace “coule” plus lentement qu’au milieu, pour trouver un autre bâton. Après l’avoir localisé à l’aide de mes jumelles,  Alex semble euphorique : le bâton était resté enfoncé, nous permettant une mesure précise de la fonte, ce qui sur l’ensemble des bâtons récupérés était très rare. Nous remarquons la très faible fonte à cet endroit, suite à quoi le glaciologue me pose une question qui me replonge sur les bancs de la fac :  «Perrin, sais tu pourquoi cette partie du glacier a fondu aussi peu ? ».  Je me hasarde à partager mon intuition sur le sujet mais passe à côté de l’essentiel que je ne remarque pas de suite. Ici, la couche de sédiment atteignait 15 centimètres ce qui offre une solide protection thermique contre le rayonnement du soleil, bien plus fort que sous nos hautes latitudes Européennes, et contre la chaleur en général. C’est une particularité du Karakoram ; sa forte proportions de glaciers “noirs”, couvert de débris rocheux.

C’est cette part importante de glaciers couverts de débris qui explique, en partie seulement, la stabilité des glaciers de la chaîne de montagne, ce qu’on appelle généralement “l’anomalie du Karakoram” du fait de la rareté de glaciers stables sur Terre. L’autre facteur important expliquant cette anomalie est la concomitance des pluies pendant les mois froids, occasionnant beaucoup de neige sur la région, qui à terme contribue positivement à la masse du glacier. En revanche, cette protection offerte par les débris a ses limites et passé un certain seuil de réchauffement de l’air, la chaleur fait son effet, couche de débris ou non : en effet, certaines études montrent que l’anomalie des glaciers de la chaîne de montagne pourrait bientôt toucher à sa fin.

 Si tous les bâtons relevés indiquent une fonte de l’épaisseur allant de quelques dizaines de centimètres à plusieurs mètres, se produisant sur quelques semaines, ce n’est pas un motif d’inquiétude. En effet, le glacier comporte sur toute sa longueur deux « zones ». La première est  en amont, là où l’altitude est la plus haute, on y trouve une zone d’accumulation où plus de neige tombe en hiver que ne fond en été. A l’inverse, vers l’aval se trouve la zone d’ablation, où la glace venant de l’amont finit par arriver et où les températures plus douces occasionnent plus de fonte que de neige. Cela peut sembler contre intuitif lorsque l’on se tient devant un glacier, mais ils sont bel et bien en mouvement, un mouvement très lent mais mesurable et caractéristique pour chaque type de glacier, chaque épaisseur : ceux que nous observons là sont par exemple bien plus rapides que ceux des Alpes, du fait de leur plus grande masse et leur gradient d’altitude plus important.

 Le problème est que cette ligne délimitant la zone de gain de masse de la zone de perte a tendance à monter en altitude sur les glaciers, et ce à l’échelle du monde, tendance qui ne peut conduire qu’à leur fonte complète lorsque la ligne d’équilibre se trouve trop haute et que la glace ne se forme plus en quantité suffisante pour maintenir le glacier. Sur un des autres glaciers que nous étudions lors de ce voyage, nommé Passu, situé juste au nord de celui de Ghulkin, la surface blanche immaculée de la glace aura un comportement bien différent par exemple : elle n’a aucune protection face aux radiations solaires qui sont un facteur de fondaison. Si les glaciers noirs sont mieux armés pour résister aux hausses des températures, les blancs offrent indéniablement un spectacle visuel fascinant avec leurs formes dans une glace tantôt blanche, tantôt bleutée, qui apparait presque sculptée de façon abstraite, parfois douce, réconfortante aux courbes arrondies et parfois torturée, brutale où les lignes sont brusques, irrégulières et découpées.

 

Le glacier Passu

 Cependant, les glaciers et l’évolution de leur masse ne sont pas qu’une donnée abstraite qui intéresse une poignée de scientifiques passionnés par la cryosphère.

Loin d’être un un simple marqueur visuel du réchauffement climatique, un témoin « avant / maintenant » comme on le voit souvent dans des photos virales sur internet, les glaciers sont en fait d’une importance mondiale pour près de deux milliards de personnes qui dépendent quotidiennement de leur eau, qui coule au printemps et en été, pour l’irrigation, l’agriculture, l’électricité que génèrent les barrages hydroélectriques ou pour boire, tout simplement.

Leur fonte entraîne aussi des risques naturels d’inondations catastrophiques exacerbées par les quantités d’eau qui s’accumulent en poches et finissent par céder et inonder des villages entier. La région du Karakoram et plus largement le Pakistan tout entier ne font pas exception, au contraire : ces glaciers apportent un stock vital d’eau au pays pendant les mois les plus secs, de mai à juin, où les températures dépassent souvent la barre des 40°C en été, voire 50°C par endroit, entraînant une évaporation intense, un dessèchement des cultures et des cas de déshydratation chez la population, ce qu’un accès à l’eau sûr et régulier permet d’éviter. Cette eau qui coule du nord, depuis les montagnes vers le sud, le long de la vallée de l’Indus, avec ses affluents (dont l’eau vient des glaces de l’Himalaya) s’inscrit dans le bassin versant de l’Indus qui couvre une très grande partie du pays, et la quasi totalité de ses habitants.

La rivière Hunza dans la vallée éponyme et des villages qu’elle permet d’exister

Image © 2022 Google - Maxar Technologies

Plus localement, dans le Karakoram, le rôle de cette eau apparaît sous nos yeux et ceux des satellites à fortiori comme le montre l’image de gauche. Dans le climat aride de la vallée de la Hunza où nous voyageons, seul le fond des vallées ou quelques villages situés non loin des cours d’eau arborent des couleurs vertes. Ces petits villages forment vu du ciel des amas de jardins et de maisons, délimités par des lignées de peupliers courant le long de multiples murs maçonnés à partir des roches du fleuve et de chemins étroits, zigzaguant qui débouchent enfin sur ces sols arides, stériles et rocailleux entourant ces communautés de cultivateurs.

 Les mêmes pics, vus depuis deux endroits différents : l’un est irrigué, l’autre non.
De l’importance de l’eau

Une des cultures célèbres du Karakoram est celle de l’abricot, dont les fruits poussent dans ces jardins aux verts éclatants. Ces parcelles et vergers, que l'on voit de loin depuis la route, sont regroupés telles de petites cellules de quelques centaines de mètres carrés chacunes, formant collectivement un organisme florissant dans cet environnement si inhospitalier. Ces cellules sont autant de minuscules parcelles accueillant une grande variété de cultures vivrières mais aussi certaines destinées à l’export, comme pour le cas de l’abricot ou des pommes. Ces abricots poussent dans des vergers au sol parfois gorgé d’eau - formant des flaques où j’ai plusieurs fois mis par mégarde les pieds - du fait des rigoles qui irriguent abondamment les terres. Comme quoi, il n’y a qu’un pas entre désolation et abondance : ce pas est ici un ingénieux réseau de canaux et de rigoles.

 
 

 En vaquant entre ces arbres encore porteurs de quelques rares abricots qui n’ont pas été récoltés, je rencontre un monsieur du village, en pleine discussion avec mon amie Ann Christin, à qui il expliquait l’art de la récolte des abricots ainsi que leurs bienfaits. “Je vis à Ghulkin, le village d’à côté, je fais du web design en free lance, un peu de marketing et je viens aider ma famille à récolter les abricots” m’explique-t-il lorsque je lui demande naïvement s’il cultive la terre ici toute l’année et vit dans une des cabanes en pierre qui jouxtent les vergers

 

Nous sommes accueillis parmi ses arbres, dans le Khubani ka bagh, le verger d’abricotiers

 Il nous reçoit néanmoins dans ce petit espace cossu, où l’on s’assoit sur un sol couvert de coussins,  en attendant qu’il nous serve un thé noir, mélange de feuilles de thé, de lait entier et curieusement, de sel. Aussitôt le thé fini, nous partons pour un tour des abricotiers que nous observonsAnn et moi avec une grande attention. 

Abi Chawan, Sha fo Chawan, Bar Chawan, Pivan Chawan : voilà en Waqi, la langue des quelques kilomètres de vallée où nous nous trouvons, le nom de quelques unes des variétés d’abricots, qui poussent ici. Nous goûtons avec gourmandise et émerveillement les abricots, en voyant au loin les pics enneigés et glaciers à qui nous devons ce délicat fruit. L’abricot nous vient du nord est de la Chine et fit la route jusqu’en Turquie ou en Espagne au fil des siècle, en passant par le Pakistan et a aujourd’hui pleinement conquis le Karakoram où partout, sur des bâches, sur l’herbe, sur les toits, gisent des milliers d’abricot, séchant au soleil, source de nourriture - pour les humains comme pour les animaux - que l’on pouvait, dans le temps, facilement conserver pour passer l’hiver grâce à ses nutriments et vitamines

Cuisson d’un chapati sur le poêle

 

Notre tour des abricots s’achève avec la rencontre d’un couple qui en cultive aussi et nous propose d’aider à en récolter alors qu’ils ont fini de sécher sur l’herbe. Abbas en profite pour goûter les amandes cachées au coeur du noyau tandis que le monsieur me raconte la vie au village en riant.

Après cela, nous sommes accueillis dans une autre maison traditionnelle, la leur, mais semblable la première où nous avons été reçus. Nous y buvons le même thé, accompagné cette fois de chapatis et de discussions autour du poêle où brûlent branches et brindilles pour cuire la pâte. 

C’est l’un des derniers moment de ce voyage dans le Karakoram et une des dernières photos prises dans la si belle vallée de la Hunza.

 Aujourd’hui, en écrivant ces lignes, je repense à ce moment, ces gens rencontrés, leur façon de vivre, leurs cultures, les souvenirs qu’ils ont partagé avec moi ou encore les abricots dont ils étaient si fier de me décrire les multiples usages et variétés. Je repense à tout ça en imaginant un futur sans glaciers. “Tout ça” disparaîtrait, au Karakoram mais également dans beaucoup d’autres endroits sur terre vivant sous perfusion de cette eau glaciaire. Les habitants du Karakoram, privés de leurs agricultures de subsistance, leur principale activité, seraient condamnés à migrer là où l’eau coule encore pour continuer à faire pousser la vie, à récolter les fruits de leurs terres.

Des économies entières- mot étrangement froid et vide pour englober des populations de millions d’individus-, leurs activités, leurs relations, leurs vies en somme - dépendent de ces fragiles colosses de glace mis à mal, à des degrés divers sur Terre, et même si certains d’entre eux au Karakoram affichent une certaine stabilité pour l’instant, le futur nous réserve tout sauf un long chemin clair, simple et écrit d’avance. 

 

Mes plus sincères remerciements à Alexander pour m’avoir permis d’embarquer avec lui et les connaissances partagées sur cette discipline si passionnant qu’est la glaciologie. Mes remerciements à Ann Chrisitin et nos amis de la vallée de la Hunza pour leur compagnie si agréable et leur amitié.

Retrouvez plus de photo du voyage